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Palais ducal de Nancy
10 juin 2019

VI- B- Le tombeau de Charles le Téméraire

Mise à jour (01/02/2020)

 

Pierre Paul Rubens, Charles le Téméraire, v1618 (cliché commons.wikimedia.org)

S'il est un monument de la collégiale Saint-Georges qui acquit une célébrité et attirait les regards des visiteurs européens, ce ne fut ni son maître-autel, ni les sépultures de la Maison de Lorraine mais le splendide mausolée élevé par René II à son adversaire Charles le Téméraire. Celui que l'on surnomme parfois improprement le "Grand Duc d'Occident" trouva la mort le 5 janvier 1477 lors de la bataille de Nancy alors qu'assiégeant la capitale lorraine, il dut faire face à une armée de secours menée par René II. Selon les mémorialistes, c'est le vieux chevalier Claude de Bauzemont qui, par méprise, lui aurait donné le coup fatal ratant ainsi sa chance d'obtenir une riche rançon en le capturant. Toujours est-il que le cadavre du Téméraire fut retrouvé à l'emplacement de l'actuelle Place de la Croix de Bourgogne deux jours plus tard. Il était nu, la tête fracassée et en partie dévorée par les loups mais néanmoins reconnaissable. Il fut conduit à Nancy, dans une maison bourgeoise située au 30 de la Grande-Rue et, lavé et richement habillé, on le plaça sur un catafalque couvert d'un drap noir. L'exposition funéraire dura trois jours pendant lesquels de nombreux lorrains et bourguignons défilèrent devant le défunt. Puis vint le moment de l'embaumement. Ses entrailles furent placées dans un coffret de plomb et le reste de son corps placé dans un cercueil. Finalement, le dimanche 12 janvier, on conduisit le Téméraire et Jean de Rubempré, son fidèle lieutenant, à la collégiale Saint-Georges pour qu'ils y soient inhumés dans la chapelle Saint-Sébastien. Les entrailles du Téméraire furent quant à elles enterrées près de la statue de la Vierge.

Les années passèrent et ce n'est que dans les premières années du XVIe siècle que René II décida d'élever un vrai mausolée à son rival vaincu (Léon Maxe-Werly, 1897, p. 29). Il confia cette tâche à Jean Crocq, sculpteur flamand qu'il avait précédemment chargé de restaurer le tombeau du comte Henri IV de Bar. Le monument du Téméraire était une commande d'une toute autre ampleur et il y a tout lieu de penser qu'il fut le chef d'oeuvre de cet artiste.

Pendant longtemps, on a eu de ce tombeau une image faussée (Léon Maxe-Werly, 1897, p. 30-32). En effet, sa seule représentation connue était une gravure sur bois tirée de l'ouvrage la Nancéide. Celle-ci montre un gisant couronné, les pieds reposant sur un lévrier (animal généralement réservé aux dames). Le piédestal du tombeau est orné d'écus vides ou portant des signes peu clairs. L'auteur de la gravure, et de toutes celles illustrant la Nancéide, serait suisse et il y a tout lieu de penser qu'il n'est jamais venu en Lorraine. Il s'agirait donc d'une œuvre d'imagination. D'ailleurs, le monument figuré est tout à fait différent de celui que décrivent de nombreux témoignages. Pourtant, à défaut de mieux, on a longtemps utilisé ce document pour illustrer et reconstituer le tombeau du Téméraire.

 

Tombeau de Charles le Téméraire (gravure in La Nancéide, 1518)    Louis-François de Villeneuve-Bargemont, Reconstitution du tombeau de Charles le Téméraire, 1840

 

Heureusement, la découverte par Léon Maxe-Werly d'une gravure du XVIIe siècle, conservée à la Bodleian Library d'Oxford, a permit, à la fin du XIXe siècle, de redécouvrir ce chef-d'oeuvre de la sculpture gothique en Lorraine (Léon Maxe-Werly, 1897, p. 40-41). L'origine de ce témoignage capital revient à Pierre Palliot qui réalisa un corpus de monuments liés à l'histoire de la Bourgogne avant de le léguer au marquis de Blaisy, président du Parlement de cette province. On réalisa une copie pour la célèbre collection Gaignières propriété du roi de France à partir de 1711. De nombreuses gravures de cette collection furent volées au cours du XVIIIe siècle et certaines, dont celle-ci, échouèrent finalement à Oxford. C'est à partir d'une copie, conservée à la Bibliothèque nationale de France, que nous allons travailler. Précisons qu'outre une vue générale du monument, le fond Gaignières contient deux vues des épitaphes latérales.

 

Pierre Palliot, Tombeau de Charles le Téméraire (cliché bnf)   Pierre Palliot, Inscription de gauche (cliché bnf)   Pierre Palliot, Inscription de droite (cliché bnf)

 

Description du tombeau originel


La gravure de Pierre Palliot, dont la qualité est remarquable, concorde presqu'en tous points avec les témoignages anciens. On peut donc, avec une certaine assurance, reconstituer le tombeau sculpté par Jean Crocq. Il faut cependant garder en tête qu'elle montre le monument dans son état de la fin du XVIIe siècle et qu'il n'était pas demeuré inchangé depuis le temps de René II .

 

D'une manière générale, le mausolée consistait en une niche pratiquée dans le mur du transept nord, sous les grandes orgues. Un dessin très médiocre de Claude Charles a, malgré la fantaisie avec laquelle il rend le tombeau, l'intérêt de montrer la porte située à gauche de celui-ci. Elle donnait sur le trésor et sur un escalier menant à la tribune de l'orgue. À l'intérieur de la niche se trouvait le gisant du duc de Bourgogne ainsi que ses armoiries soutenues par deux lions. De part et d'autre de l'ouverture se trouvaient des inscriptions funéraires gravées entre deux contreforts. Nous verrons qu'elles furent ajoutées sous Antoine le Bon. La partie supérieure de la niche était richement traitée et ornée de statues et d'écus représentant les différentes possessions du défunt. À en croire la légende de Pierre Palliot, l'ensemble du monument était en marbre blanc et noir. On sait cependant qu'il était au moins partiellement peint à l'instar de l'enfeu de René II conservé dans la chapelle des Cordeliers.

 

Claude Charles, Le tombeau du Téméraire, début XVIIIe siècle

 

Le gisant
Pour commencer, intéressons-nous au gisant. Celui-ci est placé sur un piédestal orné de neuf lancettes gothiques. Charles le Téméraire est représenté allongé sous un dais, la tête posée sur un coussin. Vêtu d'une armure, il est coiffé d'un casque dont la visière est relevé. Ses mains, jointes en signe de prière, sont nues. À ses pieds est allongé un lion qui convient davantage que le lévrier de la gravure de la Nancéide. Gaston Save a émis quelques réserves sur le fait que le gisant ait été en pierre à l'instar du reste du monument (Gaston Save, 1898, p. 47). Il rappelait que la légende de Pierre Palliot évoquait un tombeau de marbre blanc et noir. Un témoin de 1613, le prince de Saxe-Weimar, disait également que le tombeau était en marbre. Certes, une pierre moins noble mais bien travaillée peut prendre l'apparence du marbre. Cependant, il rappelait que les gisant de Jean Ier, Nicolas, René II et Philippe de Gueldre étaient en marbre et qu'il aurait été étrange qu'un défunt aussi illustre que le Téméraire soit représenté d'une manière plus commune. Ayant à l'esprit la légende de Pierre Palliot et le modèle du gisant de Philippe de Gueldre, il suggérait une statue faite de marbres de différentes teintes : blanc pour le dais, le visage et les mains, noir pour les pièces d'armures et, pourquoi pas, jaune pour le lion. Gason Save a commit deux erreurs. René II n'a pas eu de gisant autre que son image gravée sur une plaque de cuivre. De plus, le célèbre gisant de Philippe de Gueldre est constitué de blocs de calcaire de différentes couleurs et non de marbre. Ces erreurs n'enlèvent rien à la partie la plus intéressante de l'hypothèse de Gaston Save : qu'il s'agisse de marbre ou d'une autre pierre, il est tout à fait possible que le gisant du Téméraire ait été constitué de plusieurs parties de différentes couleurs. Un document sur lequel nous aurons l'occasion de revenir montre qu'en 1511-1512, il fut nécessaire de réparer l'effigie du duc de Bourgogne et de lui sculpter deux jambes neuves (Henri Lepage, 1849, p. 201). Ce travail se comprend d'autant mieux sur un gisant fait de plusieurs blocs. De plus, un témoin du XVIe siècle, Antoine de Baulaincourt, évoquait les mains nues du défunt (Gaston Save, 1898, p. 43). Le port de gants serait peu visible sur une effigie d'une couleur unie. Il est probable que si ce détail sauta aux yeux du témoin, c'est parce que les mains, en pierre blanche, se détachaient nettement. Certes, ces deux éléments ne peuvent démontrer la nature de la statue du Téméraire. On peut cependant admettre qu'un gisant comparable à celui de Philippe de Gueldre est probable. En proposant un marbre jaune pour le lion au pied du défunt, Gaston Save avait en tête une statue d'une dimension comparable donnée au Musée lorrain par M Butte (Inv. n°161). Si son intuition est juste, ce félin était le seul vestige de tout le monument. Malheureusement, il semble avoir désormais disparu des réserves.

 

Gisant du Téméraire par Pierre Palliot (cliché bnf, détail)


Les grandes armoiries
Juste au-dessus du gisant du Téméraire se trouvaient ses grandes armoiries. Elles étaient surmontées d'un heaume couronné, à six grilles, entouré de lambrequins. Antoine de Baulaincourt évoque comme cimier une double fleur de lys qui n'apparaît pas sur la gravure (Léon Maxe-Werly, 1897, p. 22). Il s'agit effectivement du cimier usuel des ducs de Bourgogne et, si elle est qualifiée de "double", c'est parce qu'elle pouvait être vue de face comme de côté. Gaston Save supposait que le dessinateur du XVIIe siècle ne l'avait pas remarqué ce qui semble étrange. Il est fort possible qu'elle ait été brisée avant sa venue. Antoine de Baulaincourt apporte une autre précision : les lions faisant office de supports à l'écu étaient dorés. Il faut enfin mentionner, placée sous les armoiries, la croix de Saint-André portant en son centre le briquet de Bourgogne. Si cet ensemble héraldique est assez complet, on notera pourtant l'absence de toute référence à l'ordre de la Toison d'or. Le collier de cet ordre était peut-être représenté sur le gisant.

 

Grandes armoiries du Téméraire par Pierre Palliot (cliché bnf, détail)    Écu aux armes de Charles le Téméraire (image commons.wikimedia.org)


Décoration de la niche gothique
Cette niche, dont nous venons de décrire les éléments principaux, se fermait en haut par une arcade gothique en accolade ornée en bas de dentelure en arcs trilobés et en haut de feuilles de choux. Cette arcade s’achevait par un panache formé par les feuillages. De chaque côté se trouvaient deux contreforts surmontés de pinacles. Ils encadraient deux lancettes trilobées. La partie haute du monument était formée par un fénestrage de huit baies comportant chacune deux lancettes et une rose quadrilobe. Le remplage de ces baies était décoré de semis rappelant les blasons bourguignons : les fleurs de lys d'or sur fond d'azur (duché de Bourgogne moderne), les bandes alternées d'or et d'azur (duché de Bourgogne ancien) et les lions d'or sur fond d'azur (comté de Bourgogne).

 

Écu aux armes de Bourgogne-duché moderne (image commons.wikimedia.org)   Écu aux armes de Bourgogne-duché ancien (image commons.wikimedia.org)   Écu aux armes de Bourgogne-comté (image commons.wikimedia.org)

 

Statue de Saint André par Pierre Palliot (cliché bnf, détail)

Pour autant que nous sachions, deux statues d'environ 1 m ornaient originellement le monument. Elles étaient placées sur des culs-de-lampe entre les pinacles des contreforts. Les comptes du receveur général de Lorraine pour 1505-1506 nous apprennent qu'elles représentaient Saint André, le patron de la Bourgogne, et Saint Georges, le patron de la chevalerie ainsi que de la collégiale (Léon Maxe-Werly, 1897, p. 20). Comme nous le verrons, l'une d'elle fut plus tard remplacée dans des circonstances inconnues. La commande passée auprès de Jean Crocq ne mentionne aucune autre statue et on peut supposer que les deux autres visibles sur la gravure furent ajoutées plus tard.


Les écussons armoriés
Le contrat passé avec Jean Crocq évoque dix-sept écus armoriés et légendés. Leur but était de manifester la puissance territoriale de Charles le Téméraire et, par voie de conséquence, le mérite de René II d'avoir défait un tel adversaire. Si on excepte les grandes armoiries de la niche et les écus impériaux liés aux statues placées au niveau du fénestrage, seize blasons, dont quinze avec un listel inscrit en gothique, apparaissent sur la gravure de Pierre Palliot :

  • Duché de Bourgogne ancien (bandé d'or et d'azur, à la bordure de gueules). Cet écu, sans listel, est placé dans les bras de l'ange qui a remplacé, à une date inconnue, la statue de Saint-Georges.
  • Duché de Brabant (de sable au lion d'or armé et lampassé de gueules). 
  • Duché de Limbourg (d'argent au lion de gueules, la queue fourchée passée en sautoir, couronné, armé et lampassé d'or).
  • Duché de Lothier (de gueules à la fasce d'argent). L'inscription du listel de cet écu mentionne Autriche ce qui est est erroné. Cette confusion se comprend cependant assez bien car l'Autriche porte les mêmes armes.
  • Duché de Luxembourg (burelé d’argent et d’azur de dix pièces au lion de gueules, la queue fourchée passée en sautoir, couronné, armé et lampassé d’or).
  • Duché de Flandre (d'or au lion de sable armé et lampassé de gueules).
  • Comté de Namur (d'or au lion de sable armé et lampassé de gueules). D'ordinaire, cet écu est barré d'un cotice de gueules pour le distinguer de celui de Flandre. Cette brisure, absente de la gravure, n'a pas toujours été représentée. De même, il arrivait, à cette époque, que le lion soit couronné d'or mais ce n'est pas le cas ici.
  • Comté de Hainaut (d'or au lion de sable armé et lampassé de gueules). Cet écu est ici un blason simplifié. En effet, il s'agit d'ordinaire d'un écartelé portant en 1 et 4 les armes de Flandre (comme ici) et en 2 et 3 celles de Hollande. 
  • Comté de Zélande (Fascé ondé d'argent et d'azur de trois pièces, au chef d'or chargé d'un lion de gueules armé et lampassé d'azur).
  • Comté de Hollande (d'or au lion de gueules armé et lampassé d'azur).
  • Comté d'Artois (d'azur semé de fleurs de lys d'or au lambel de gueules chaque pendant chargé de trois châteaux d'or).
  • Seigneurie de Salins (de gueules à la bande d'or). Le listel comporte ici une erreur car il indique Malines, dont l'écu est représenté à côté.
  • Seigneurie de Malines (d'or à trois pals de gueules). Le liste de ce blason est lui aussi fautif car on y lit Maestric (Maestricht). Pour autant, l'identification ne fait aucun doute.
  • Seigneurie de Frise (d'azur semé de billettes d'or aux deux léopards du même).
  • Cité d'Anvers (de gueules au château à trois tours ouvertes crénelées d’argent, ajourées et maçonnées de sable, la tour du milieu accompagnée en chef de deux mains appaumées, celle à dextre en bande, celle à senestre en barre, toutes les deux d’argent, au chef d’or à une aigle bicéphale de sable armée, becquée , lampassée de gueules et auréolée d’or).
  • Un blason orné d'un lion et qui, selon le listel qui l'accompagne, serait le duché de Gueldre. Nous verrons que cela est peu probable.

Les Grandes armoiries de Charles le Téméraire, 1468 (cliché commons.wikimedia.org)Outre le dernier blason, il en manque un, le dix-septième, qui n'existait plus au moment de la réalisation de la gravure. Pour savoir à quelle province ou fief il se référait, il faut s'interroger sur la source d'inspiration de Jean Crocq. Dans un article de 1968, Pierre Marot avait mit en lien le tombeau de Nancy avec une gravure flamande dite les Grandes armoiries de Charles le Téméraire. Celle-ci représentait un ornement qui avait été réalisé en 1468 pour décorer l'entrée d'honneur du Prinsenhof, résidence des comtes de Flandre à Bruges, lors du mariage du Téméraire avec Marguerite d'York. On y voit dans un décor architecturé les armoiries du princes entourées de dix-sept blasons : les duchés de Bourgogne (ancien), de Lothier, de Limbourg, de Brabant et de Luxembourg, les comtés de Zélande, de Hainaut, de Bourgogne, de Flandre, d'Artois, de Charolais, de Hollande et de Namur, les seigneuries de Salins, de Frise et de Malines et, enfin, la cité d'Anvers. Outre ces nombreux écus armoriés, deux statues représentant Saint André et Saint Georges encadrent la composition.

La similitude entre cette gravure et la création de Jean Crocq, qui rappelons-le était flamand, est évidente. Dès lors, les deux blasons qui manquent peuvent être identifiés avec vraisemblance : le comté de Bourgogne (d'azur semé de billettes d'or, au lion d'or, armé et lampassé de gueules) et le comté de Charolais (de gueules au lion d'or parfois à la tête contournée). Ce dernier fief, réservé en Bourgogne à l'héritier de la couronne, ne faisait plus partie de la titulature du Téméraire depuis la mort de son père Philippe le Bon. S'il a été utilisé dans la décoration du Prinsenhof en 1468, c'était à l'évidence pour obtenir une composition symétrique. Les dix-sept écus mentionnés par les archives lorraine pour le monument de Jean Crocq prouvent que celui-ci les repris intégralement. Reste le listel erroné mentionnant le duché de Gueldre. Il est probable que l'erreur vienne de celui qui dessina le tombeau au XVIIe siècle. De même qu'il a confondu les armes du duché de Lothier avec celles, semblables, d'Autriche, il aurait interprété l'écu du comté de Bourgogne avec celui de Gueldre, portant lui aussi un lion d'or, mais sur fond d'azur.

 

Écu aux armes de Bourgogne-duché ancien (image commons.wikimedia.org)  Écu aux armes de Brabant (image commons.wikimedia.org)  Écu aux armes de Limbourg (image commons.wikimedia.org)  Écu aux armes de Lothier (image commons.wikimedia.org)

Écu aux armes de Luxembourg (image commons  Écu aux armes de Flandre (image commons  Écu aux armes de Zélande (image commons.wikimedia.org)  Écu aux armes de Hollande (image commons

Écu aux armes d'Artois (image commons.wikimedia.org)  Écu aux armes de Salins (image commons.wikimedia.org)  Écu aux armes de Malines (image commons.wikimedia.org)  Écu aux armes de Frise (image commons.wikimedia.org)

Écu aux armes d'Anvers (image commons.wikimedia.org)  Écu aux armes de Bourgogne-comté (image commons.wikimedia.org)  Écu aux armes de Charolais (image commons.wikimedia.org)

 

 

La confrontation entre la gravure du XVIIe siècle, celle des Grandes armoiries de Charles le Téméraire et les différents témoignages et documents d'archives permettent ainsi d'avoir une idée assez précise de l'état originel du tombeau de Charles le Téméraire. Certes, il est pour cela nécessaire de réorganiser les écus qui ont visiblement été déplacés ou refaits (certains semblent plus petits) mais le monument tel que l'a connu René II à la fin de sa vie est désormais pour l'essentiel reconstitué.

 

Aménagements ultérieurs


Le tombeau édifié par René II pour son adversaire semble avoir connu un destin mouvementé. Nous allons voir qu'il fut très tôt menacé par le vandalisme mais qu'en dépit de dégradations, les ducs eurent à cœur de l'embellir.

 

Le tombeau sous Antoine le Bon
Il semble que dès 1511, des travaux furent nécessaires pour restaurer le tombeau du Téméraire (Henri Lepage, 1849, p. 201). Jean Crocq étant sûrement décédé, c'est Mansuy Gauvain qui fut chargé des réparations qui portaient sur les jambes du gisant et divers autres éléments de la sépulture que le document ne détaille pas. Henri Lepage pensait que la qualité était en cause. Gaston Save, sans doute avec raison, supposait plutôt des dégradations opérés par des Lorrains qui n'auraient pas vu d'un bon œil le fastueux mausolée élevé à l'ennemi qui avait fait tant de mal à leur pays (Gaston Save, 1897, p. 59). Il rappelle que lorsqu'Antoine de Baulaincourt vit le tombeau en 1550, il remarqua une balustrade en bois destinée à le protéger et de grands rideaux noirs, tombant depuis la tribune de l'orgue, qui avaient pour but de masquer le sépulcre. Ces mesures étaient évidemment prises pour lutter contre le vandalisme. Quoi qu'il en soit, le duc Antoine, qui avait succédé à son père, fit non seulement réparer les dommages, mais il voulut embellir le monument. Pour cela, il fit réaliser deux tableaux noirs portant en lettres d'or des inscriptions latines rappelant les hauts faits du Téméraire et la grandeur d'âme de René II (Henri Lepage, 1849, p. 201-202 et n. 71). Il les fit placer vers 1511-1512 sur le mausolée entre les contreforts. Les textes qui suivent sont ceux qui ont été relevés en 1613 par le prince de Saxe-Weimar.

À gauche (texte latin)

Carolus hoc busto Burgundiae gloria gentis

conditur, Europae qui fuit ante timor ;

Ganda rebellatrix hoc plebs domitore crematas

post patriae leges extera iura tulit.

Nec minus hunc sensit Tellus Leodina cruentum

cum ferro et flammis Urbs populata fuit.

Monte sub Heritio, Francas cum Rege cohortes

imparidam valido truserat ense fugam

hostibus expulsis, Eduardum in regna locavit

Anglica, primaevo restituens solio.

Bella Ducum, Regnum, et Caesaris omnia spernens

totus in effuso sanguine laetus erat.

Denique dum solitis fidit Temerarius armis

atque Lotharingo cum Duce bella movet,

Sanguineam vomuit media inter praelia vitam.

Aurea qui hostili vellera liquit humo.

Ergo triumphator longaeva in saecla Renatus

palmam de tanto Principe victor habet.

O tibi, qui terras quaesisti, Carole, coelum,

det Deus, et spretas antea pacis opes.

Nunc dic, Nanceios cernens ex aethere muros,

o clemente feros hoste sepulchror ibi

discite terrenis quid sit confidere rebus,

Hic toties victor, denique victus adest.

Sous ce marbre repose Charles, la gloire de la Bourgogne et jadis la terreur de l'Europe. Le peuple de Gand révolté vit brûler, par la main victorieuse de ce prince, ses antiques privilèges, et courba la tête sous le poids d'un joug éternel. La ville de Liège éprouva aussi ses vengeances sanguinaires, lorsqu'il porta le fer et le feu dans les murs de cette cité. Déjà, à Montlhéry, sa formidable épée avait mis en fuite les cohortes françaises, commandées par leur roi lui-même. Après avoir chassé les ennemis d'Edouard, il rétablit ce monarque dans son royaume d'Angleterre, et lui rendit le trône de ses ancêtres. Méprisant les armes des ducs, des rois et de l'empereur, il ne se plaisait qu'au milieu des flots de sang. Mais enfin, lorsque par une confiance téméraire dans la prospérité de ses armes, il alluma la guerre contre le duc de Lorraine, il exhala son âme sanguinaire au milieu des combats , et laissa sur une terre ennemie le glorieux insigne de la Toison d'or. Ainsi René victorieux a remporté sur ce grand prince la palme d'un triomphe qui vivra dans les siècles à venir. O toi, qui cherchas l'empire de la terre ! Charles ! Que Dieu te donne le ciel et les trésors d'une paix que tu as autrefois dédaignée ! Aujourd'hui abaissant de la voûte céleste un regard sur les murs de Nancy, tu dois t'écrier : là, cruel guerrier, je reçois un tombeau d'un ennemi généreux. Apprenez combien peu on doit se confier aux choses de la terre ? Un prince tant de fois vainqueur est ici vaincu à son tour.


À droite (texte latin)

Dux jacet hic Carolus Belgarum illa ignea virtus,

Cui Mayors dederat bella gerenda pater,

Quem timuitsubitis animosus Gallus in armis,

Cuique Allemanorum terga dedera duces ;

Quique animum Hesperias bellis agitabat in urbes ;

Sed subito invertit sors truculenta viam.

Nam cum Ranerium bello sibi provocat hostem,

Occubuit fuso milite stratus humi :

Et ne tanti Viri laus intest[ta] jaceret,

Hoc victor victi condidit ossa loco.

ECCE LEO CE CIDIT IAMPAX QUAESITA VIGEBIT

Ici repose Charles, le Héros de la Bourgogne, qui eut une âme de feu, et à qui Mars, son père, inspira le goût des batailles. Il fut redouté des Français, brave et impétueux, et les généraux de l'Allemagne reculèrent devant ses armes. Il rêvait la conquête de toutes les cités de l'Occident, mais la mort cruelle le renversa tout à coup au milieu de la carrière. René dont il avait provoqué les armes, mit ses guerriers en fuite et lui fit mordre la poussière. pour rendre témoignage à la gloire d'un aussi grand prince, le vainqueur a fait déposer ici les restes de son ennemi vaincu.

Voici le lion mort, maintenant la paix tant désirée régnera.


Écu aux armes du Saint-Empire (image commons.wikimedia.org)Les effigies impériales
Par la suite, le tombeau du Téméraire connurent de nouvelles modifications qui lui donnèrent son aspect définitif. La statue de Saint Georges fut brisée ou enlevée à une date inconnue et on la remplaça par un ange dans les bras duquel on plaça l'écu du duché de Bourgogne.

On ajouta également deux statues au niveau du fénestrage. D'une taille plus petite que les deux autres, elles représentaient deux empereurs germaniques placés sur des culs-de-lampe portant des écus à l'aigle bicéphale. Celui de gauche, identifié par Léon Germain, est Saint Henri II (973-1024). Vêtu d'une armure et d'une ample cape, il porte une église, rappelant qu'il est le fondateur de la cathédrale de Bamberg, et une épée. À ses pieds se trouve un lion. Celui de droite, reconnaissable à sa barbe fleurie, a rapidement été identifié comme Charlemagne. Le souverain, habillé de la même manière qu'Henri II, porte la couronne impériale et tient dans ses mains l'orbe et l'épée.

 

Statue d'ange par Pierre Palliot (cliché bnf, détail)   Statue de Saint Henri par Pierre Palliot (cliché bnf, détail)   Statue de Charlemagne par Pierre Palliot (cliché bnf, détail)   

 

Si la date de l'installation de ces deux statues est inconnue, elle ne se comprend qu'après 1519, date à laquelle Charles Quint, arrière-petit-fils du Téméraire, accéda à la pourpre impériale. Le duc Antoine entretint de bonnes relations avec lui et c'est peut-être lui qui ajouta ces statues pour marquer son amitié avec l'Empire. La duchesse Chrétienne de Danemark, régente de 1545 à 1552 et nièce de Charles Quint, est également une commanditaire possible. Quoi qu'il en soit, l'installation des statues impériales dans le fénestrage nécessita sans doute de déplacer des écus. C'est probablement pour cette raison que l'on plaça ceux de Brabant et de Limbourg sur le cul-de-lampe de la statue de Saint-André et deux de Luxembourg et de Charolais sous celui de l'ange. Plus tard, le blason du comté de Charolais disparu laissant le monument asymétrique.

Il est probable que les derniers embellissements du mausolée eurent lieu avant 1550. En effet, à cette date, des émissaires de Charles Quint vinrent à Nancy et, avec l'accord de la régente Chrétienne de Danemark, on leur remit les ossements de Charles le Téméraire. Le représentant de l'empereur n'était autre qu'Antoine de Baulaincourt, roi d'arme de la Toison d'or, dont nous avons utilisé le témoignage pour reconstituer le monument. A l'issue d'une sobre cérémonie, le vaincu de 1477 quitta la Lorraine. Il fut conduit à Bruges où Philippe II, le fils de Charles Quint, lui fit par la suite un splendide tombeau en la cathédrale Notre-Dame. En théorie donc, à partir de 1550, le mausolée de Jean Crocq n'était plus qu'un cénotaphe dont la principale fonction restait de commémorer la victoire de René II. Il fut détruit en 1717 avec le reste du transept. Seul restait dans la chapelle Notre-Dame de Bonne Nouvelle le coffret contenant les entrailles du Téméraire. En 1743, lorsqu'on rasa ce qui restait de la collégiale, on le déplaça à la chapelle ronde avec les ossements des ducs de Lorraine (Henri Lepage, 1849, p. 191).

 

Tombeau du Téméraire à Bruges (cliché commons.wikimedia.org)


Où est le Téméraire ?


L'histoire du tombeau nancéien de Charles le Téméraire pourrait s'arrêter là s'il n'y avait pas eu des doutes sur l'identité des restes remis à Antoine de Baulaincourt en 1550. En effet, alors que le contrat passé avec Jean Crocq stipule que le monument sera élevé « sur feu Mgr de Bourgogne », on fit creuser les ouvriers devant le mausolée. Ils ne trouvèrent qu'une conduite d'eau usée qui passait sous la collégiale pour aller se perdre dans les fossés à l'est. Une deuxième tranchée fut faite plus loin, à hauteur de l'autel de Saint-Sébastien, en un endroit où étaient gravées des croix de Saint-André, symbole de la Bourgogne. Cette fois, on trouva des ossements dans un cercueil en bois presqu'entièrement rongé par l'humidité. Le prévôt assura que seul le Téméraire était enterré dans cette partie de l'église et que les croix avaient été tracées par des pèlerins. Convaincus, Antoine de Baulaincourt et les autres émissaires emportèrent les restes de ce qu'ils croyaient être l'ancien duc de Bourgogne.

Gaston Save a montré que cette identification est pourtant douteuse (Gaston Save, 1894). Tout d'abord, de nombreux chroniqueurs et historiens font mention d'un cercueil de plomb plus propre à accueillir la dépouille d'un prince. De plus, ils évoquent un caveau maçonné. Il est mentionné pour la dernière fois en 1717 lors de travaux. Or, les ouvriers de 1550 n'ont guère trouvé qu'un cercueil en pleine terre. Les ossements trouvés poussent également au scepticisme. Dans sa jeunesse, Charles avaient perdu une partie de ses dents de devant dans une chute de cheval. Ce détail anatomique avait contribué, après sa mort, à identifier le corps dont la tête avait été fracassée par le coup de hallebarde fatal. Or, le squelette remit aux Impériaux comportait un crane en bon état à la dentition intacte. Pour toutes ces raisons, il est fort peu probable que ce soit l'adversaire de René II qui dorme aujourd'hui à Bruges. Mais, en ce cas, qui cela peut-il être ? Gaston Save rappelait que son lieutenant Jean de Rubempré avait été enterré non loin de lui. Les archives précise qu'il était à côté du duc Jean Ier de Lorraine. Or, en 1477, celui-ci se trouvait encore inhumé devant l'autel de Notre-Dame. Ce n'est que plus tard que René II le déplaça pour lui construire un mausolée conjoint avec le duc Nicolas. Il y a donc tout lieu de penser que le défunt enterré devant l'autel de Saint-Sébastien était Jean de Rubempré, enterré plus simplement que son maître. Les croix de Saint-André gravées dans le pavement aurait marqué sa tombe.

 

Sépultures supposées du Téméraire (1), de Jean de Rubempré (2), de Jean Ier (3 en 1390 puis 4 sous René II)

 

Si on accepte les remarques qui précèdent, deux questions se posent. Premièrement, qui prit la décision de tromper ainsi les envoyés de Charles Quint ? La régente était-elle au courant ou la responsabilité en revient-elle au prévôt qui, en la circonstance, pesa de toute son autorité pour faire reconnaître les ossements du sire de Rubempré comme ceux de Charles ? La deuxième question concerne le devenir de la sépulture. Pensant que le Téméraire était à Bruges depuis 1550, ceux qui détruisirent son magnifique tombeau ne s'attardèrent pas à sonder son caveau. Dès lors, fut-il détruit lorsqu'on construisit les dépendances du Palais du Gouvernement au XVIIIe siècle ou dort-il encore dans un remblai épargné par les travaux successifs ? Si tel est le cas, Charles le Téméraire repose peut-être encore dans son cercueil de plomb, là où René II le déposa il y a plus de cinq siècles.

 

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